❝ I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked, dragging themselves through the negro streets at dawn looking for an angry fix; angel-headed hipsters burning for the ancient heavenly connection to the starry dyn. ❞ (A. Ginsberg)



Eté 1932. Il n’avait jamais fait aussi chaud dans le Nebraska, ou du moins c’est ce que Cìan pensa lorsqu’il entra dans la Jeep Willys du vieux Johnny qui les venait de s’arrêter pour les prendre en stop, Dean et lui. Il essuya son front qui perlait de sueur et remercia Johnny d’un sourire par le rétroviseur. Dean ébouriffa ses cheveux blonds et se pencha pour parler au conducteur, tandis que Cìan observait Lincoln s’éloigner derrière eux. Tout lui semblait si lointain à présent. « Vous allez où les p’tits gars ? » « À l’Ouest ! » « J’peux vous emmener jusqu’à Cheyenne, ensuite vous pourrez passer en Idaho facilement. » « C’est l’Sud qu’on veut nous, m’sieur. La Californie ! » « L.A, hein ? Je vois. Et qu’est-ce que deux p’tits gars comme vous vont faire là-bas ? Vous venez d’où ? » « Lincoln, m’sieur. On vient d’avoir notre diplôme de médecine, ça fait trois jours. On va l’Ouest pour prendre le large avant de nous poser, profiter du Soleil, et puis dire so long au Nord. »

À dire vrai, les filles du Wyoming étaient probablement les plus belles que Cìan eût jamais vu, et Cheyenne recelait de clubs de jazz dont les propriétaires étaient des émigrés du Nord. Des negros auxquels on ne se mêlait pas, sauf pour écouter un bon morceau de Sidney Bechet. Le cocon dans lequel il avait été élevé s’évaporait peu à peu et lui dégageait la vue à mesure qu’il traversait les US. Un plaisir pour les sens, pour l’âme, pour l’esprit. Lui qui s’était presque enterré à la Yale Université était enfin parvenu à se faufiler entre les mailles de plomb de son irlandaise de tante pour battre le bitume et connaître la vie telle qu’elle était, sans formules et sans théories ; juste de la pratique.

Dans ces années-là, le commerce de l'alcool était interdit à toute la population américaine. On cherchait à contrecarrer les effets néfastes de la modernité. Le cinéma, l’automobile, l’alcool, le communisme… En bref, la vie selon Dean Winston. Impossible pour Cìan de se souvenir du nombre de cuite dont il dû se remettre. Il était interdit de vendre ou de faire des liqueurs, néanmoins rien ne stipulait qu’on ne pouvait pas en boire, et c’était ce qu’ils firent de mieux ce soir du 14 Août 1932, alors qu’ils étaient parvenus jusqu’en Arizona. Un de ces étranges ritals d’Utah les avais conduis en plein cœur de l’état. C’était un camionneur qui prenait des gamins sur la route pour le distraire la nuit, lui éviter de s’endormir au volant. Il était plutôt du genre à casser des mâchoires à la moindre parole déplacée sur sa mère, mais Dean savait s’y prendre avec des mecs comme lui. Il lui offrit une de ses bouteilles de booze, quelque chose de très bon marché au goût plutôt dégueulasse. Ils finirent à trois avant d’en ouvrir une autre, déjà torchés jusqu’au cou. L’accident était inévitable et Dean et Carlo l’italien périrent sur le coup. Un road trip qui se finit en drame à la Victor Flaming, mais sans Gary Cooper.

Les funérailles se déroulèrent dans une petite ville près de Phoenix. Dean resterait pour toujours dans le Sud, comme il en rêvait depuis l’enfance. Cìan lui n’avait plus de raison de rester et reprit la route le cœur lourd en direction de Lincoln, levant le pouce sans grand enthousiasme à chaque phare qui passait. Il pleuvait la soirée du 20 Août et il avait dormi depuis trois jours dans un de ces hôtels minables en bord de route, sans eau chaude ni électricité… Et à présent voilà que la sècheresse voyait sa fin dans le pays. Il jurait tout donnant un coup de pied à un panneau de signalisation au moment où une voiture s’arrêta. Une magnifique Chevrolet Pickup de 1918. Elle semblait sortir d’un rêve et lui fit oublier durant quelques secondes sont état nerveux avancé. La porte du passager s’ouvrit face à lui, et une voix l’invita à s’installer à l’intérieur.

Ce type-là était bien loin du couple simplet de la veille. Betty et Gary étaient sympathiques mais leur truck ne rivalisait pas avec l’intérieur en cuir blanc de l’inconnu. Il portait des lunettes avant-gardistes à la Buddy Holly. Elles lui donnaient un air de quelqu’un qui sait tout sur tout, et qui peut vous battre à plates coutures au Trivial Pursuit. A peine eût-il redémarré son moteur qu’il fit signe à Cìan d’essuyer son visage à l'aide du mouchoir qui trainait dans sa boite à gants. « Rude journée ? » « Vous n’avez pas idée, m’sieur. » Un sourire rassurant se dégagea du smart-looking man. Il ne semblait pas très loquace et rien ne présageait la folle conversation qui allait s'engager entre eux, alors que Cìan pensait probablement ne jamais se remettre de son voyage. Son véritable voyage commençait ici, en compagnie de Steve Vaughn. C'était un métisse, un bridé mi-américain, mi-japonais, né à Okinawa mais qui avait grandi à Harlem, et, par-dessus tout, il avait derrière lui une brillante carrière de biologiste dont Nielsen avait longuement entendu parler lors de sa dernière année à Yale. Un homme qu'il imaginait avoir au moins dépassé les soixante-dix ans, mais qui de toute évidence n'en avait que trente.

Cìan lui expliqua qu'il rentrait chez lui et qu'il espérait trouver un job de médecin consultant pas trop mal payé, quelque chose qui lui permettrait de vivre décemment, et bien sûr il ne manqua pas de préciser à quel point il admirait les travaux de Stevie. Ils discutèrent pendant plusieurs heures des découvertes formidables venues d'Allemagne et de ces autres pays européens prétentieux mais qui en avaient dans le ventre, mais aussi de la thèse si chère au jeune diplômé qu'il venait de rendre. Tout naturellement, le Dr Vaughn lui proposa un job dans son secteur de recherche. Il accepta naïvement, signant son arrêt de mort auprès du tout premier vampire dont il fit la connaissance. Preuve que l'autostop pouvait avoir ses dangers, même en 1932.

❝ Maybe that's what life is... a wink of the eye and winking stars. ❞ (J. Kerouac)



Novembre 2009, au Louis Armstrong International Airport (New Orleans). Cìan jette un œil à sa montre. À peine trois heures du matin. Accoudé au comptoir du bar, il se perd dans la contemplation du liquide carmin contenu dans sa tasse à café. Le voilà de retour en Amérique, on the road again. Uncle Sam est comme un vieil ami à présent. Il le retrouve dans ce dialecte du Sud qui lui avait tant manqué. Les Stones se font entendre à la radio et lui décroche un sourire discret. Tokyo est une ville fabuleuse, c’est vrai, mais elle a fait son temps. Il n’avait plus de raison d’y rester, plus maintenant, alors il a tourné la page.

Perdu dans ses pensées, il voit le regard de Steve le toiser comme il le faisait autrefois. Le spectre de sa présence le hante comme au jour de son départ. L'élève a dépassé le maître auprès des plus hautes sphères de la médecine moderne; il dispose d'un CV de près d'un siècle… Mais la relation passionnée qu’ils ont eu tous les deux va bien au-delà du sang et de leurs recherches. C’était quelque chose de fort, et le centenaire se plait à croire que Steve Vaughn est toujours là, quelque part. D’ailleurs, il sent presque son souffle balayer ses cheveux.

« Je peux m’asseoir ? » Une voix suave et toute masculine interrompt les flux et reflux de ses pensées. La peau dorée de l'inconnu embrume l’image de Vaughn comme un nuage de poussière. « Bien sûr, nous sommes dans un pays libre. » Il commande un alcool quelconque et toise le vampire. Il sait ce qu’il est, Cìan le sent. Lui aussi a quelque chose de louche, quelque chose de pas naturel. Il sent le fauve en cagee. L’odeur est prenante mais Cìan ne bouge pas. Pas la peine de regarder dans sa direction pour savoir qu’il se fait mater de haut en bas. « Madeo Rossetti. » Le vampire se retourne et le voit qui lui tend la main. Sans réfléchir il l'empoigne et fixe ses yeux noisette. « Cìan Nielsen. » Les présentations sont faites. « Je vous ai déjà vu… Pour une fois qu’il y avait un programme intéressant sur le cable. » « Vraiment ? » « Alors qu’est-ce que vous faites de beau ici, Cìan ? » « De toute évidence la même chose que vous. » « De retour au pays ? » « Je suis né à Lincoln, la Louisiane est encore un territoire inconnu. » « Je vous fait visiter ? Les gens savent à quoi s’en tenir, ici. » Le regard perçant de Rossetti pourrait faire fondre n’importe qui, et intrigue évidemment le médecin. Il a un moment de doute avant de répondre : « Après tout, pourquoi pas ? » Madeo sort une cigarette de la poche intérieure de sa veste et la place entre ses lèvres. « Vous comptez vendre votre Life Juice ici ? » Sans un mot de plus, il allume son mégot. « Ca vous dérange ? » « Tant que ça ne freine pas mon business, ça me va. » Cìan fouille à son tour dans sa poche et sort un billet de vingt dollars qu'il pose sur le comptoir. Calmement, il se relève et met son chapeau. « Ma chambre d'hôtel est à Port Hudson, à deux pas de l'université. »
Ils sortent.